Du haut de mes rêves

Paysages. Urbains?

Bibliothèque Mériadeck de Bordeaux

De Saïgon à Bordeaux, passant par Los Angeles et Paris, d’aussi loin que je me souvienne, je n’ai grandi et vécu qu’en milieu urbain. Les métropoles, les villes sont mon espace naturel, celui que je vois au quotidien, au coeur duquel je respire, je pense, j’aime ou n’aime pas.

Les campagnes d’ici ou d’ailleurs m’ont bien sûr beaucoup inspirée et me permettent, comme tout un chacun, de parfois me ressourcer, me reposer, du rythme qui peut sembler tumultueux des villes. Mais ces dernières m’ont toujours fidèlement offert ce qui nourrit mes pensées, les lieux de culture, les échanges fructueux avec l’autre, celle ou celui qui partage l’urbanité d’un jour ou de toujours.

Je suis urbaine. Parce que, lorsque l’envie de découvrir de nouveaux lieux me dévore, je me tourne inexorablement et avec plaisir vers de grandes métropoles du monde, parce qu’aussi c’est là que j’aime y ressentir les âmes, les respirations, les bonheurs et les malheurs des populations qui les habitent : Paris, Shanghai, Milan, Londres, Washington, Barcelone… Et tant d’autres à découvrir encore.

Être urbain, c’est aussi être poli, courtois et faire preuve d’un certain savoir-vivre. Alors, même s’il n’est pas dans l’air du temps d’aimer la ville, beaucoup lui préférant, un “retour à la terre”, j’ai envie pour cette exposition, en éternelle optimiste, d’offrir ma vision, un peu de poésie et mon amour des cités, des paysages urbains.

Le même amour qui assurément a nourri bien des inspirations artistiques avant moi, celui de Canaletto pour Venise, celui d’Edward Hopper pour les villes américaines, New-York entre autres, que j’affectionne aussi tout particulièrement, Pierre Lacour pour Bordeaux, ou bien encore celui de Monet pour Rouen et Paris. Que s’est-il passé pour qu’en ce début de 21ème siècle, le paysage ne soit essentiellement associé qu’aux zones rurales, pour que la ville et les métropoles soient mal représentées, mal aimées ?

À ceux qui ont peur de ces grands ensembles, d’une uniformisation qui leur paraît inexorable des espaces urbains et des modes de vie, de cette mondialisation qui fait tant débat, j’ai envie de montrer que pourtant, chaque lieu, chaque ville garde et gardera assurément, au-delà du patrimoine immobilier, et même si c’est dans le reflet de ses gratte-ciels, son âme son identité. Les reflets de mes rêves.

Parce que l’identité, de chaque individu, de chaque groupe d’individus, de chaque lieu, urbain ou pas, n’est que ce que chacun, individuellement ou en groupe, veut conserver avec bonheur. Et souhaite montrer à toutes celles et tous ceux qui l’effleurent ou l’étreignent avec l’envie d’en partager un peu ou beaucoup.

Pour parfaire ce voyage autour des paysages, je propose une promenade dans mon univers d’encres et de papiers, puisque la Biennale d’ARchitecture Agora, Bordeaux Métropole, la Mairie de Bordeaux, et les équipes de ses bibliothèques m’ont offert l’ensemble des lieux pour m’y exprimer, vous pourrez au gré de votre promenades (urbaines !), découvrir ou redécouvrir des oeuvres inspirées de la nature.

Des clés, des arbres, des feuilles, des brindilles… Est-ce la campagne environnante ou la plus exotique, mon petit bout de jardin urbain ou un parc public ou coeur d’une mégalopole ?

Surtout ne pas se fier aux apparences, et se laisser porter.

Enfin, je suis très heureuse et honorée de présenter mes travaux dans l’ensemble des bibliothèques de la ville, mais tout particulièrement au sein de celle du quartier des Aubiers à Bordeaux-Lac. Tout près de l’appartement que notre famille s’est vu attribuer en 1975, après avoir quitté le Vietnam, c’est à la bibliothèque de cet ensemble que j’ai réalisé mes premiers dessins… Et travaux d’artiste, grâce à sa responsable qui m’a offert un mur pour y concevoir en toute liberté une fresque. C’est donc à Madame Anne Dumas que cette exposition est dédiée, avec toute mon affection et ma reconnaissance.

Bonnes déambulations à tous, urbains ou pas !

Cathy Schein

Jamais le ciel n’est si exact que dans les villes-miroir

  • Tandis qu’il peint le plus consciencieusement possible le baptistère qu’il a sous les yeux, l’artiste Brunelleschi évite soigneusement de représenter le ciel. Au lieu de cela, il passe la partie supérieure du panneau à l’argent bruni pour que l’air et le ciel s’y réfléchissent, « et de même les nuages entraînés par le vent quand il souffle » (Manetti1). La suite est connue : le travail achevé, il perce un trou au revers du panneau à l’endroit du point de fuite central, y glisse son œil, et vérifie la justesse de sa peinture en tendant un miroir. Le baptistère réel face à lui et son petit tableau fraîchement exécuté se confondant trait pour trait, Brunelleschi peut valider son procédé de perspective : le point de fuite fonctionne comme l’œil, il en est la projection. La révolution moderne est en route, le tableau parce qu’il se conçoit dans le prolongement du monde est perçu comme une veduta, une fenêtre ouverte sur le monde.
    Mais voilà, l’expérience a révélé quelque chose de plus, à savoir qu’une part du monde reste intraitable, étrangère aux lignes du géomètre, non soumise à l’ordre perspectiviste ; cette part  c’est le ciel. Le tableau entier revient à la peinture, excepté son ciel qui n’appartient qu’à l’image. En optant pour le subterfuge de la couche d’argent, Brunelleschi a pensé le ciel comme un objet à tenir à distance de la peinture, et à mettre doublement au reflet, par le biais de l’argent bruni et celui du miroir tendu ; de sorte que de ciel, l’observateur n’en aperçoit en fait « que le reflet du reflet » (Damisch2). Le ciel n’existe pas pour la veduta, ni par elle, il en déborde le cadre. On peut dès lors faire du ciel un espace quasi divin : « il n’occupe pas de lieu, il n’a pas de mesure » (Damisch3). Il a pour lui l’air, une « pauvre matière » où le « mouvement prime sur la substance » (Bachelard4). Dans cet air, les nuages circulent, mais sont-ils moins fugaces, moins impalpables ? Brunelleschi aurait pu peindre un ciel, certainement, cependant la démonstration imposait de mettre les forces les plus immatérielles et mouvantes du côté de l’image car jamais le ciel n’est si exact que pris dans le reflet des miroirs. Et c’est bien avec ce genre d’illusions fascinantes que nous renouerons des siècles plus tard, à la faveur des surfaces lisses et miroitantes que nous offrent nos villes modernes. Et c’est ce que captera Cathy Schein en rêvant les villes.

  • La foire internationale bat son plein, le thème de l’exposition « Construire le monde de demain » intéresse. Deux pavillons semblent incontournables, le Trylon et la Périsphère, une immense tour et une sphère gigantesque conçue pour recevoir une attraction originale, appelée Futurama. Le public, installé sur une rampe tournante, voit défiler sous ses yeux la maquette de la ville du futur, constituée d’autoroutes suspendues, d’automobiles aérodynamiques, de lotissements compacts, de gratte-ciel, de citadins occupés à faire des activités de demain, le tout baigné d’un son et lumière. La ville du futur impose qu’on la regarde d’en haut, d’un regard circulaire qui démultiplie les points de vue. On oublie la flânerie, le XIXe siècle est loin déjà. La ville ne se vit plus de près, avec l’ivresse de celui qui peut s’y perdre, elle se lit à distance, avec l’excitation de celui qui en occupe les sommets. Comme Paris vue depuis Montmartre, « la ville est prise dans un mouvement perpétuel et se fige. Elle devient cassante comme du verre, mais aussi transparente comme lui – elle laisse voir sa signification » (Benjamin5). Fragile et menaçante, cette ville moderne signe le passage du paysage au panorama : un argument pour inventer de spectaculaires mises en scène.

  • Cathy Schein expose ses villes rêvées. Les années Pop ont imprégné les esprits, la métropole a peut-être basculé tout entier dans un bain d’images, les récits quels qu’ils soient se mixent, sans hiérarchie. L’emblème en reste le gratte-ciel par sa capacité à faire signe et image. Il symbolise l’énergie de la ville, son expansion verticale, sa force aérienne. Et pour peu qu’il n’ait comme revêtement qu’une simple peau de verre, il prend à lui tout ce qui l’entoure, et surtout l’air, dont il donne une actualité sans pareille. En arrêtant et en réfléchissant le flux de l’air, le gratte-ciel renoue avec l’une des plus fameuses expériences de perspective. Bref, il est bien affilié à l’histoire de la représentation.
    C. Schein exploite exclusivement cette forme, elle crée des séries de gratte-ciel de papier, à peine des maquettes, de simples volumes assez fragiles, pliés sans être refermés. Leur épaisseur naît de leur texture : le papier est souvent choisi pour son grain, résultat d’une fabrication soignée. Viennent ensuite la couleur, le motif, puis la manière d’agencer le tout dans l’espace. A ce stade d’arrangement des volumes, rien n’insiste sur les grouillements propres à la métropole, ni circulation ni activité spécifique ni âme qui vive, aucun désordre finalement. Les gratte-ciel uniques sont disposés au compas ou bien alignés comme des livres en rayon. Il y a là quelque chose d’objectivement rigoureux, une discipline qui fait la part belle à l’esprit d’inventaire ou qui représente la tentation de nos villes modernes pour la règle universelle fatalement chargée d’uniformité. Or, à cela il faut ajouter un autre fond commun, engendré par une histoire plus récente, post-moderne : la puissance d’inscription de l’image dans la ville, au point d’en constituer le destin.

    Aucune grande ville ne semble échapper à son devenir-image, qui lui assure une appartenance et une singularité, en somme une identité. Les métropoles se reconnaissent à leur capacité de soutenir la profusion d’images, c’est ce qu’elles ont en partage ; mais chacune s’y engage à sa manière, soigne ses apparences, aspire à l’originalité la plus flagrante. Les choix iconographiques de C. Schein portent cette identité et assument ce que la modernité a fait surgir, à savoir la valeur exposition des métropoles-écran. La méthode employée par l’artiste relève de la culture Pop : les matériaux utilisés sont le résultat de créations antérieures, ils sont extraits du champ large de la communication visuelle qui par définition s’expose, la photographie, la publicité, le graphisme. Désormais, ces médias cristallisent le tournant scénographique pris par la ville depuis qu’elle s’offre en vision panoramique. Ils soutiennent l’idée d’une esthétique nouvelle, impliquant un environnement total.
    Histoire (de l’art) oblige, C. Schein laisse une place de choix aux bouts de ciel, ceux que Brunelleschi accordait aux miroirs, et que les temps modernes, d’une certaine façon, ont relayé par la maîtrise des surfaces de verre. Ces parois renferment un univers qui ne se règle ni sur la géométrie, ni sur la matière physique, un univers où le virtuel règne en maître, comme une force invisible et comme une énergie. Aussi bien, ces tours célestes disent l’ouverture qu’est la grande ville. La grande ville n’est jamais cantonnée dans son action à ses limites physiques, elle jouit de s’étendre par « vagues successives » (Simmel6), et d’avaler toujours plus de morceaux de ciel. Quelques volumes de papier reprennent donc le motif. Ces ciels encombrés de nuages nous invitent à « rêver la transformation » (Bachelard7). Ils nous rappellent ainsi la qualité hautement psy-chique de certaines images, celles-là mêmes qui font la poésie des villes modernes.
    Une ville rêvée pousse toujours plus loin son horizon, sorte de contre-utopie. Les villes rêvées de C. Schein, de ce point de vue, aident à déplacer l’horizon, et, conséquence heureuse, à rendre très relatives la froideur et l’anonymat supposés des métropoles.

Corinne de Thoury

Maître de conférences en esthétique, histoire de l’art et patrimoine.

IUT Bordeaux Montaigne. Filière Métiers du livre et du patrimoine

1 - A. Manetti, Filippo Brunelleschi, traduction C. Lauriol, Paris, Ecole supérieure des Beaux-Arts, 1985 p. 70.

2 - H. Damisch, Théorie du nuage, Paris, Seuil, 1972, p. 169.

3 - Ibid.

4 - G. Bachelard, L’Air et les Songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie José , 1943, Le livre de Poche, 1992, pp.

5 - W. Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, préface et traduction J. Lacoste, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1982, p. 119.

6 - “Pour la grande ville, il est décisif que sa vie interne s’étende en vagues successives à un cercle large, national ou international”, G. Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit, traduction J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1982, p. 119.

7 - G. Bachelard, Op. cit. p. 240.

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